Almanach des muses Pour l’an grégorien 1810

Épître

A mes amis

Avec qu’elle rapidité

On voit s’écouler le bel âge !

Ainsi, par les vents emportés,

A nos yeux s’enfuit le nuage.

Quoi ! Tous nos heureux passe-temps,

Toutes nos aimables journées,

Nos entretiens divertissants,

Nos vers et nos exploits galants.

Datent déjà de trois années !...

Déjà nous pouvons, parmi nous,

Compter un père et deux époux,

Qui, désormais aussi fidèles

Qu’ils furent jadis inconstants,

Sont à toute heure aux jeunes gens

Aujourd’hui donnés pour modèles !

Le temps et la froide raison

Nous séparent les uns des autres ;

Mais des belles de l’Hélicon

Nous serons toujours les apôtres.

 

Édouard, prenant un autre ton,

Renonce à la mélancolie,

Et, pour la folâtre chanson,

Délaisse la triste élégie.

Du Dieu qui causa ses soupirs,

Il ne chérit plus que les ailes ;

Il fuit, au milieu des plaisirs,

Et les chagrins e les cruelles.

 

Et toi, satyrique Destin,

Toi, dans l’ennui notre refuge,

Et qui, devinant ton destin,

De vos vers était déjà juge,

Attrapes-tu la gravité

Qu’il faut dans une présidence ?

Et parfois la jeune beauté

fait-elle pencher la balance ?

Ne redoute point ses rigueurs ;

Mais prends bien garde à ses faveurs…

 

Aujourd’hui, tout à la pratique,

Et lui consacrant ses instants,

Gustave, depuis bien longtemps,

Laisse nos couplets sans musique.

Par hasard si quelques loisirs

Le rappellent à la paresse,

Nouveau nourrisson de Permesse,

Il exprime en vers ses désirs,

Il est poète par tendresse.

 

Quand à notre correspondant,

Il ne mérite pas son titre ;

Car de cet ami négligent

Nous ne recevons point d’épître.

Peut-être, dans son vieux château,

Et loin de Paris qu’il regrette,

Est-il sans papier à vignette,

Ou bien sans plumes de corbeau !

 

A toi, notre historiographe,

Notre ingénieux créateur, (1),

Toi, dont la charmante épigraphe

Sera toujours dans notre cœur ; (2)

Quand tu veux, époux et père,

Tu négliges un peu Phébus,

Et, quoiqu’aimant assez la gloire,

Tu fuis le temple de mémoire,

Et cours au palais de Plutus.

Mais quand, prés de toi revenus,

Nous serons dans la ville noire, (3)

Il faudra bien qu’à notre histoire

Tu joignes quelques faits de plus.

 

Pour moi, près d’une femme aimable,

Je vis affranchi de tout soin ;

Mon destin serait agréable

Si de vous je n’étais pas loin.

(1) M.***, dans un poème de pur badinage, nous avait donné le nom de société épicurienne.

(2) L’amitié fut ma muse.

(3) Angers.

 M.Bouffliers