Almanach des muses 1787

L’heureuse médiocrité
Vous ne fréquentez que les grands :
Avez-vous des bijoux, des domaines, Pamphile,
De beaux habits, des laquais insolents ;
Dans un char radieux, vous traversez la ville.
Vous possédez un million
Très promptement gagné dans la finance.
Votre femme est belle, dit-on ;
Ses appas, et votre dépense
Attirent dans votre palais
Une société brillante.
Plus obscur ; moi, je vis en paix.
Un vieux grison, une servante :
Voilà mon domestique ; une femme en tout temps,
A son devoir ; à l’amitié fidèle,
Et mère de trois beaux enfants,
D’une douceur toujours nouvelle,
Remplir mes jours, du grand monde ignorés.
Aux champs, petite métairie,
Table frugale, et mets bien préparés,
Doux loisir, sommeil qu’on envie,
Dans les palis, fous des lambris dorés ;
Amis sincères, éclairés,
Et bibliothèque choisie,
Voilà tout mon avoir, le terme de mes vœux.
Sur moi ne jetez plus, Pamphile,
Un regard triste et dédaigneux,
Quand vous me trouvez par la ville :
Car je ne fuis point malheureux.
Par M. Daillant de la Touche.
 
 

 
Au roi de Prusse
Bruxelles, 1742
Les vers et les galants écrits
Ne sont pas de cette province ;
Et dans les lieux où tout est Prince,
Il est très peu de beaux esprits.
Jean Rousseau, banni de Paris,
Vit émousser dans ce pays,
Le tranchant aigu de sa pince ;
Et sa muse qui toujours grince,
Et qui fuit les jeux et les ris,
Devint ici grossière et mince.
Comment voulez-vous que je tinsse
Contre ces frimas épaissis ?
Vouliez-vous que je redevinsse
Ce que j’étais quand je suivis
Les traces du pasteur du Mince (1)
Et que je chantai les Henris
Apollon la tête me rince ;
Il s’aperçoit que je vieillis.
Il voulut qu’en lisant Leibnitz,
De plus rimailler je m’abstinsse ;
Il le voulut, et j’obéis :
Auriez-vous cru que j’y parvinsse ?
Par Voltaire
(1) Virgile, Pasteur du Mincio.