Almanach des muses 1774

Avis aux princes.

Princes & rois, si savez l’histoire,

Vous avez tous présent à la mémoire

Ce grand combat, ce spectacle fameux

Prés d’Aetium, lorsque l’on vit sur l’onde

Flotter l’empire & le destin du monde :

Ce fut, je pense, en sept cent vingt & deux.

Vous savez tout comment l’habile Octave,

Toujours heureux, sans jamais être brave,

Eut la victoire & ne combattit point ;

Comment Antoine, épris jusqu’au délire

D’une beauté perfide au dernier point,

Lissa pour elle & la gloire & l’empire.

Mais savez-vous, quand  du combat d’Epire,

Rome avilie attendait un titan,

Ce que faisait dans Rome un courtisan ?

Vous l’ignorez, & je vais vous l’apprendre.

Il instruisait douze de ses oiseaux,

Au pourpoint vert, dont la langue indiscrète,

Comme nos sots, tant bien que mal répète

Les mots épars qu’on jette en leurs cerveaux.

Six pour Antoine, & l’autre moitié contre,

Forment des vœux par le maître dicté,

Octave arrive ; on vole à sa rencontre,

& jusqu’aux cieux ses exploits sont portés.

Dés qu’il paraît, suivi de ses phalanges,

Des Antonins les six cols sont tordus ;

Le reste dit, vivas Octavius !

Princes & rois, serez-vous aux louanges.

Par M. de L ..

 


  

 

Vers.

Sur l’envie qu’on porte aux grands hommes.

Lorsque l’on voit Bacchus & l’invisible Alcide,

& Castor & Pollus, & le grand Romulus,

secourir les humains par des soins assidus,

venger sur les tyrans l’innocence timide,

réprimer les brigands, pardonner aux vaincus,

polir les nations dans l’enceinte des villes,

protéger les beaux arts, donner des lois utiles,

quel fut le prix des biens par leurs mains répandus ?

l’homme ingrats & méchant noircissait meurs venus ;

ils furent tous mordus par les dents de l’envie ;

on fit de ces héros cent contes odieux ;

on les persécuta tout le temps de leur vie.

Furent-ils enterrés ? le monde en fit des Dieux.

Par M. de Voltaire.

 

 

 


La tactique

J’étais lundi passé chez mon libraire Caille,

qui ; dans son magasin, n’a souvent rien qui vaille.

J’ai, dit-il, par bonheur, un ouvrage nouveau,

nécessaire aux humains, & sage autant que beau ;

c’est à l’étudier qu’il faut que l’on s’applique :

il fait seul nos destins : prenez, c’est la tactique.

La tactique, lui dis-je ! Hélas ! jusqu’à présent

j’ignorai la valeur de ce mot si savant.

Ce mot, répondit-il, venu de Grèce en France,

veut dire, le grand art, ou l’art par excellence ;

des plus nobles esprits, il remplit tous les vœux.

J’achetai sa tactique, & je me cru heureux.

J’espérai trouver l’art de prolonger ma vie,

d’adoucir les chagrins dont elle est poursuivie,

de  cultiver mes goûts, d’être sans passion,

d’asservir mes désirs au joug de la raison,

d’être juste envers tous, sans jamais être dupe.

Je m’enferme chez moi, je lis, je ne m’occupe

que d’apprendre par cœur un livre si divin.

Mes amis, c’était l’art d’égorger son prochain.

J’apprend qu’en Germanie, autrefois un prête,

pétrit, pour s’amuser, du soufre & du salpêtre,

qu’un énorme boulet, qu’on lance avec fracas,

doit mirer un peu haut, pour arriver plus bas ;

que d’une robe de bronze, aussitôt la mort vole

dans la direction qui fait la parabole,

& renverse en deux coups, prudemment ménagés,

cent automates bleus à la file rangés,

mousquet, poignard, épée, ou tranchante, ou pointue,

tout est bon, tout va bien, tout sert pourvu qu’on tue.

 

L’auteur, bientôt après, peint des voleurs de nuit,

qui, dans un chemin creux, sans tambour & sans bruit,

discrètement chargés de fusils & d’échelles,

assassinent d’abord cinq ou six sentinelles

puis montant lestement aux murs de la cité,

où les pauvres bourgeois dormaient en sûreté,

portent dans leurs logis le fer avec les flammes,

poignardent les maris, couchent avec les dames,

écrasent les enfants &, las de tant d’efforts,

boivent le vin d’autrui sur les monceaux des morts.

Le lendemain matin, on les mène à l’église,

rendre grâce au bon Dieu de leur noble entreprise,

lui chanter, en latin, qu’il est leur digne appui ;

que, dans la ville en feu, l’on n’est rien fait sans lui ;

qu’on ne peut ni voler, ni violer son monde,

ni massacrer les gens, si Dieu ne nous féconde.

Etrangement surpris de cet art si vanté,

je cours chez monsieur Caille, encore épouvanté ;

je lui rend son volume, & lui dis en colère :

allez, de Belzébuth détestable libraire,

portez votre tactique au chevalier de Tort,

il fait marcher les Turcs au nom de Sabohot :

c’est lui qui de canons couvre les Dardanelles,

dans leur science instruit les infidèles ;

allez : adressez-vous à monsieur Romanzof,

aux vainqueurs tout sanglants de Bender &d’Azof ;

à Frédéric, surtout, offrez ce bel ouvrage,

& soyez convaincu qu’il en fait davantage.

 

Lucifer l’inspira bien mieux que votre auteur :

Il est maître passé dans cet art plein d’horreur,

plus adroit meurtrier que Gustave & qu’Eugène,

allez ; je ne crois point que la nature humaine

sortit, je ne sais quand, des mains du créateur,

pour insulter ainsi l’éternel bienfaiteur,

pour montrer tant de rage, & tant d’extravagance.

L’homme, avez ses six doigts, sans armes, sans défense,

n’a point été formé pour abréger des jours,

que la nécessité rendait déjà si courts.

La goutte, avec sa craie, & la gloire endurcie,

qui se forme en cailloux au fond de la vessie,

la fièvre, le catarrhe, & cent maux plus affreux,

cent charlatans fourrés, encore plus dangereux,

auraient suffit, sans doute, au malheur de la terre ;

sans que l’homme inventa ce grand de la guerre.

Je hais tous les héros, & Nembrod & Cyrus,

& ce roi si brillant qui forma Lentulus.

Le monde admire enviant leur valeur indomptables :

Je m’enfuis loin d’eux tous, & je les donne au diable.

 

En m’expliquant ainsi, je vis que dans un coin ;

un jeune curieux m’observait avec soin ;

son habit d’ordonnance avait deux épaulettes,

de son grade à la guerre éclatants interprètes ;

le regard assuré, mais tranquille & doux,

annonçaient ses talents, sans marque de courroux :

de la tactique, enfin, c’était l’auteur lui-même.

Je conçois, me dit-il, la répugnance extrême

Qu’un vieillard philosophe, ami du monde entier,

Dans on cœur attendri, se sent pour mon métier.

Il n’est pas fort humain ; mais il est nécessaire :

l’homme est né bien méchant, Caïn tua son frère ;

& nos frère les Huns, les Francs, les Visigoths,

des bord du Tanaïs accourant à grands flots,

n’auraient point désolé les rives de la Seine,

si nous avions mieux su la tactique romaine.

Guerrier, né d’un guerrier, je professe aujourd’hui

L’art de garder son bien, non de voler autrui.

 

Eh quoi ! vous vous plaignez qu’on cherche à vous défendre !

Seriez-vous bien content, qu’un Goths vînt mettre en cendre

vos arbres, vos maisons, vos granges, vos châteaux.

Vous même, à ce qu’on dit, vous chantiez autrefois

les généreux travaux de ce cher Béarnais.

Il soutenait le droit de sa naissance auguste ;

La ligue était coupable, Henri quatre était juste.

Mais sans plus retracer les faits de ce bon roi,

ne vous souvient-il plus du jour de Fontenoi ?

quand la colonne Anglaise, avec ordre animée,

marchait à pas comptés à travers notre armée,

trop fortuné badaud, dans les murs de Paris,

vous faisiez en riant la guerre aux beaux esprits ;

de la douce Gaussin le centième idolâtre,

vous alliez la lorgner  sur les bancs du théâtre,

& vous jugiez en paix les talents des acteurs.

Hélas ! qu’auriez-vous fait, vous & tous les auteurs,

qu’aurait fait tout Paris, si Louis en personne

n’eût passé le matin sur le pont de colonne,

& si tant de Césars, à quatre sols par jour,

n’eussent bravés l’Anglais qui partit sans retour ?

Vous savez quel mortel amoureux de la gloire,

Avec quatre cannons, ramena la victoire,

ce fut au prix du sang du généreux Grammont,

& du sage Luttaux, & du jeune Craon,

que de vos beaux esprits les bruyantes cohues

composaient les chansons qui courraient dans les rues,

ou qu’ils venaient gaiement , avec un rire malin,

siffler Sémiramis, Mérope & l’Orphelin.

Souffrez donc, s’il vous plaît, qu’on prenne la défense

D’un art qui si longtemps la grandeur de la France,

& qui des citoyens assure le repos.

 

Monsieur Guilbert se tut ; après ce long propos.

Moi, je me tus aussi, n’ayant rien à redire ;

De la droite raison je sentis tout  l’empire.

Je conçue que le guerre est le premier des arts ;

& que le peintre heureux des Bourbons, des Bayards,

en dictant leurs leçons, était digne peut-être

de commandez déjà dans l’art dont il est  maître.

Mais, je vous l’avouerai, je formai des souhaits

pour que cet art si beau ne l’exerçât jamais,

& qu’enfin l’équité fit régner sur la terre

l’impraticable paix de l’abbé de Saint-Pierre

Par M. de Voltaire.