Almanach des muses 1767

Épître

Pour le premier jour de l’an

Lorsque Janus chez les Romains

Ouvrait les portes de l’année,

Des Augustes & des divins

En présageaient la destinée ; (1)

Au palais de ses bienfaiteurs

Du peuple la foule entraînée

Implorait les Dieux protecteurs.

  Aux vœux qu’on faisait pour Auguste,

On en mêlait pour mécénats ;

De fleurs on décorait leur buste,

& l’encens brûlait sur leur pas ;

Les sujets, dans ces jours de fêtes,

Du prince devenait l’égal,

& le même bandeau royal

Semblait ceindre la même tête.

  Le jour de l’an Horace était

Chez l’heureux époux d’Octavie,

& le peintre de Lavinia

Au lever d’Auguste assistait ;

Tous les beaux esprits d’Italie.


 (1)    Est-ce la destinée de Janus, celle des Romains, ou celle de l’année, la destinée d’une année ne se dit point.


Les chantaient tous deux à la fois

Le seul Ovide était, je crois,

A la toilette de Julie.

  A vingt ans, l’amour séducteur

Peut bien faire sue l’on oublie

& le ministre & l’empereur,

Pour une maîtresse jolie :

Mais cette douce & tendre erreur

A trente ans est une folie.

  Si quelque autre petit génie

Chez Mécénats se présentait

Pour complaisance il écoutait (2)

Ses vers froids & sans harmonie.

  Ce Mécénat, votre confrère,

Comme vous, aimait les beaux arts ;

La gloire à son cœur était chère ;

Le trône auguste des Césars

Lui dus sa splendeur passagère :

D’un trône plus auguste encor,

Vous êtes le Dieu tutélaire,

& vous devez du siècle d’or

Nous réaliser la chimère.

  Puissiez-vous présider longtemps

A la grandeur de ces empires

& puisse-je dans quarante ans,

Vous chantez encor sur ma lyre !

  En formant de souhaits si doux,

 (2)     Est-ce le petit génie ou Mécénat qui écoutait ?

Si cher à mon âme attendrie,

Seigneur, je n’en fais pas pour vous :

Je n’en fais que pour ma patrie.

Par M. Legier

Cette épître agréable semble faite exprès pour le commencement de ce recueil. L es productions de M. Legier ont déjà contribué à embellir celui de l’année dernière.


 

 

 

Épître à mon médecin sur le régime

Docteur, avez-vous résolu

De prendre un ami pour victime ?

D’un ton poliment absolu,

Vous me commandez le régime :

Le régime, à moi, juste ciel !

Cet ordre est un peu plus dur à suivre ;

Tout médecin est donc cruel,

Lors même qu’il nous laisse vivre ! (1)

Mais qui dis-je ? Si pour guérir,

Je dois contrister  ma jeunesse,

Me brouiller avec plaisirs,

 & redoutant jusqu’au désir,

Avec respect voir ma maîtresse ;

Voir les roses sans les cueillir ;

Ah ! Vivre ainsi pour la sagesse,

Est-ce donc vivre ? C’est mourir.

   Permet qu’à mon tour je te blâme.

Quoi, dormir la nuit tristement,

Comme un mari près de la femme !

 

 (1)     Plaisanterie neuve contre les médecins : ce qui est assez rare depuis Molière.

 

Quoi ! Poète, convive, amant,

Dormir ! À mon age ! Comment ?

Le sommeil est la mort de l’âme.

Cependant s’il faut déroger,

& dormir comme un automate,

Écoute, moderne Hippocrate,

Avec toi je puis m’arranger.

Le jour on voit tant de misère,

De protégés, de protecteurs,

Des flots flattés, de flots flatteurs,

De petit Crésus éphémères,

Des rats aux petits airs de cour,

De petits valets mercenaires !...

Docteur, je dormirai le jour.

   Ce qui te coûte une parole

Me coûte à moi mille regrats ;

Ilo faut, dis-tu, que désormais,

Tandis que la faim me désole

A la table de nos gourmets,

Je ne juge des meilleurs mets

Que par l’odeur : le jolie rôle !

Il faut, qu’étalant sa gaieté,

Son teint fleuri, son opulence,

Monsieur l’abbé toujours fêté,

Décide en maître à mon coté

Sur les vins d’Espagne ou de France,

&, me prêchant fort l’abstinence,

Les boive encore à ma santé.

Par respect pour la médecine,

Il faut enfin voir de beaux yeux;

Teint de rose, piquante mine,

Disons plus : il faut voir Corine,

Lui plaire…& trembler d'être heureux

C’est-là le coup qui m'assassine.

Barbare ! Ôte-moi donc mes sens,

Ces sens qui portent dans mon âme

Des désirs toujours renaissants,

Des plaisirs toujours ravissants ;

Fais que la beauté qui m'enflamme

Cesse enfin de remplir mon coeur ;

Sa voix, cet organe enchanteur,

Qui peint quelquefois l'amour tendre

& quelquefois l’amour boudeur,

Que je ne puisse plus; l'entendre;

Que je ne puisse dans ma main

En palpitant, serrer la sienne,

Fixer ma bouche sur son sein,

Sur fa bouche fixer la mienne. (2)

   On a de tout temps établi

Que nous n'avons (3) qu’une seule âme ;

Contre ce dogme je réclame ;

Moi j'en ai cinq, & les voici :

Une aux oreilles pour Racine,

Ou pour ce Rameau si divin ;

Une pour la rose & le thym,

 

 (2)     Ma bouche… sa bouche…. la mienne. Il y a un peu              d’embarras dans: cette construction.

 (3)     Que nous n’ayons…. ne faudrait-il point dire : que                 nous  n’avions ?

 

Ou pour l'haleine de Corinne ;

Une sans doute à chaque main,

Celle-là pour Corine encore ;

Une au palais pour le bon vin ;

& dans les yeux une autre en afin,

Pour tout un sexe que j'adore.

Mes âmes font tout mon bonheur ;

Ah ! Je ne veux en perdre aucune.

Au lieu de m'en priver, Docteur ;

Si tu pouvais m'en donner une ! (4)

    Tu ne sais pas à quels tourments

Ta funeste amitié me livre.

Laisse là pour quelques instants

Paris, ton deuil & tes mourants :

Allons en Perse ; ose me suivre

Dans un sérail. Dieux ! Quel essaim

De jeunes & belles captives,

Voluptueuses, tendres, vives,

Au corps d’albâtre, au plus beau sein :

Plusieurs sur des sophas penchées,

Sortant du lit, entrant au bain,

Quelques-unes demi couchées !

Que ne sommes-nous des sultans ?

Mais vois-tu ces Eunuques blancs,

Noirs, olivâtres, effrayant ?

Infortunés ! Comme ils gémissent !

Près du plaisir, ils ne l'ont pas ;

Ils touchent des yeux (5) tant d'appas ;

 

 (4)     Tirade très agréable. Le dernier vers est de la finesse la           plus agréable.

 (5)     Ils touchent des yeux. Métaphore hasardées.

 

Hélas ! & jamais ne jouissent

Voilà pourtant le fort heureux

Auquel tu voudras, ce me semble,

Me condamner. Docteur affreux, (6)

Achève, achève & si tu veux

Me forcer à vivre comme eux,

Bourreau, fais que je leur ressemble.

   Mets (7) au régime, tu le peux,

Mets au régime, à plus d'un titre,

Ce Prélat jeune, mais goûteux,

Qui va, sortant de son Chapitre,

Fut un sopha poser sa mitre,

& catéchisme avec ferveur

Une beauté très peu Chrétienne

Qui, distraite sur son bonheur,

Voit jouer sa petite chienne

Avec la Croix de Monseigneur.

Au régime encore, au régime ;

Ce Duc, ce vieillard de vingt ans ;

Le moins renommé des amants,

Indigne à jamais de l'estime

De toute femme à sereinement.

Un régime bien plus sévère

À ce jeune objet né pour plaire ;

Qui, trop caressé des amours,

Se livre à leur douceur perfide ;

 

 (6)     Docteur affreux et femmes ont mis des Épithètes                    outrées trop à la mode.

 (7)     Mets, &c ac. Il est fâcheux que ce mets se confonde              avec mais à la prononciation.

 

& de voluptés trop avides ;

Flétrit la fleur de ses beaux jours

Deux mots enfin sur tes tablettes

Pour un Docteur frais & vermeil,

Admis à l'instant du rêve,

Admis à l'heure des toilettes.

On me le gâte, on le chérit ;

De telle femme qu'il guérit

La reconnaissance est extrême ;

& du régime qu'il prescrit,

Il a, je crois, besoin lui-même.

Mais quel soupçon vient m'alarmer ?

Je t'ai fait connaître Corine ;

Voir ma Corine, c'est l'aimer ;

Ta main sur cette main divine

Erra longtemps ; j'en fus jaloux

& je fus près de te le dire ;

Je te vis lui tâter le pouls,

Je te vis même lui sourire.

Depuis ce jour, j'ai remarqué

Que tu viens me parler sans cesse

& d'air natal & de sagesse (8)

Traître, te voilà démarqué :

Adieu, je cours chez ma Maîtresse.

Par M. Barthe

 (8)        Cesse & sagesse, rime peu exacte.